L'art poétique de Paul Verlaine

Les Arts poétiques les plus connus sont ceux du poète latin Horace et celui du Français BoiIeau. Mais il y en a d'autres, beaucoup plus courts, par exemple le poème de Théophile Gautier intitulé l'Art, le Sonnet des correspondances de Baudelaire, le Sonnet des voyelles de Rimbaud, Y Art poétique de Verlaine, le poème d'Apollinaire intitulé La jolie Rousse.
L'Art poétique de Verlaine est très court : il comprend neuf strophes de quatre vers. Le poète l'a composé en avril 1874, à la prison de Mons, en Belgique, où il se trouvait parce qu'il avait tiré deux coups de pistolet sur son génial confrère et ami Rimbaud.
Le 24 mars, il avait reçu des exemplaires d'auteur de son beau recueil Romances sans paroles. En relisant son œuvre, il avait sans doute repris conscience de son art et, mû par la fierté, la joie, il avait dû sentir le besoin de formuler poétiquement sa doctrine.
Pour comprendre le sens et la portée de l'Art poétique de Verlaine, il faut d'abord se rappeler qu'au romantisme éloquent, voire échevelé, avait succédé le Parnasse, partisan d'un art sévère, travaillé, pittoresque, plastique, sculpté pour ainsi dire. Il faut savoir aussi que Verlaine a été Parnassien avant de devenir symboliste.  Dans le premier fascicule du Parnasse contemporain, recueil collectif de vers nouveaux, paru le 2 mars 1866, il y avait huit poèmes de Verlaine. Les Poèmes saturniens de notre auteur, qui parurent à l'automne de la même année 1866, étaient en grande partie parnassiens. Le recueil se termine d'ailleurs par une pièce intitulée Épilogue et qui contient déjà  une sorte d'art poétique, très parnassien d'ailleurs, car Verlaine y loue le travail conscient et opiniâtre aux dépens de l'inspiration.

 

-Dans l'Art poétique que je désire vous commenter aujourd’hui, Paul Verlaine renie l'idéal parnassien. C'est que son art, depuis les Poèmes saturniens, a (beaucoup évolué. Il est devenu plus subtil, plus insinuant, plus aérien. Il est encore très travaillé, mais on ne s'en aperçoit plus. Il est à la fois plus léger et plus profond. Les Fêtes galantes et les Romances sans paroles sont pleines de morceaux exquis. Verlaine s'est, bien entendu, rendu compte de l'évolution de son art. On sait surtout depuis les volumes de Variétés de Paul Valéry que les grands poètes sont et ne peuvent être que très conscients de leur art. Le 23 mai 1873, Verlaine écrit à son ami Lepelletier : « Je ne veux plus que l'effort se fasse sentir. Je suis las des crottes, des vers chiés comme en pleurant. » Le 25 juin 1873, il écrit à Blémont une lettre où il loue certains aspects de l'œuvre du poète belge Van Hasselt (Études rythmiques) et cite une strophe en vers de neuf et cinq syllabes (trois vers de neuf et un vers de cinq syllabes) :
 

Qu'on me donne une plume d'une aile
De ton ange qui veille sans bruit
A côté du chevet où, ma belle.
Tu rêves la nuit.

 

L'idée et le style de ce morceau ne plaisent pas à Verlaine. Il admire par contre le rythme, qui est en effet assez harmonieux et assez curieux, rapide, glissant, insinuant. Il a donc réfléchi sur son art ; certaines de ses lectures ont favorisé ses réflexions et ses expériences. Dans son Art poétique, nous trouvons le résultat de ses lectures, de ses méditations, de ses efforts.

 

  • La première exigence de Verlaine est un vers musical. Il réclame « de la musique avant toute chose ». Cette exigence nous rappelle que Verlaine a été (comme la plupart des Symbolistes, furent d'ardent Wagnérien) un fervent de la musique. Il a un retrouve aussi dans son œuvre et dès les Poèmes saturniens, sous la forme de certains thèmes et surtout sous la forme de la musique proprement poétique des consonnes et des voyelles. Verlaine a été obsédé par le problème de cette musique. Par deux fois, les lettres à Lepelletier du printemps très musical». Verlaine nous dit, dans un système poétique sont les éléments de ce système : le rythme et le vocabulaire.
    Il recommande le rythme impair et joint l'exemple au précepte, puisque son poème est écrit en vers de neuf syllabes. Le rythme des vers verlainiens ne ressemble pas, soit dit en passant, à celui des vers de Van Hasselt. C'est que le vers français n'est pas purement syllabique, comme on le croit souvent ; il est aussi accentuel. D'où la différence d'allure de deux vers de même longueur.
    Avant Verlaine, les vers impairs avaient été employés surtout par les poètes de la Pléiade, par exemple par Ronsard, donc au XVI° siècle, puis, au XIX° siècle, par Marceline Desbordes-Valmore et Rimbaud. Verlaine a lu aussi bien les poètes de la Pléiade que Marceline, qui lui avait été révélée par son ami Rimbaud. Ce dernier a exercé une nette influence sur Verlaine et a contribué à
    le pousser sur la voie des innovations hardies. Nous avons vu que Verlaine avait lu aussi des vers impairs dans les Etude rythmiques du poète belge Van Hasselt. Sa tentative et son conseil ne sont donc pas aussi neufs, aussi révolutionnaires qu'on est d'abord tenté de le croire.

     

  • Pourquoi préfère-t-il le vers impair au vers pair ? Il nous le dit dans son Art poétique. Le vers pair lui paraît trop précis, trop net, trop carré. Il a en lui quelque chose «qui pèse ou qui pose ». Le verbe poser demande une interprétation. On le comprend souvent ici comme un simple redoublement de pèse ; il voudrait dire alors « qui appuie ». Personnellement, je crois qu'il veut dire « qui prend une pose, une attitude », donc qui n'est pas naturel. Verlaine préfère le rythme impair parce que, selon ses
    propres termes, il est « plus vague et plus soluble dans l'air ». Sohible est une image chimique, presque scientifique. Elle veut dire que le rythme impair est léger, hésitant, fluide, presque évanescent.

  • Dans la deuxième strophe, Verlaine passe au vocabulaire. Il y conseille de ne pas choisir ses mots « sans quelque méprise », c'est-à-dire sans quelque erreur volontaire, bien sûr. Au mot propre, juste, précis, le poète préfère le mot impropre, imprécis, volontairement mal choisi. Verlaine l'a dit ailleurs plus explicitement : « Le mot propre écarté des fois à dessein ou presque » (Préface de la réimpression des Poèmes saturniens). Une sèche et exacte précision coupe les ailes à l'imagination et conduit à la prose. Le mot impropre, imprécis, donne au contraire le branle à l'imagination du lecteur et lui permet de rêver.

  • Après l'esprit, Verlaine s'attaque à l'éloquence ou à la rhétorique. Ici, il s'oppose plutôt aux Romantiques qu'aux Parnassiens, à Victor Hugo plutôt qu'à Leconte de Lisle, car les Parnassiens n'étaient pas éloquents. Les Romantiques, par contre (par exemple Victor Hugo dans les Contemplations — A Villequier —) adoraient les développements oratoires. L'éloquence, pour Verlaine et les Symbolistes, ce n'est pas de la poésie, c'est de la prose. Elle est comparée ici à une volaille à laquelle on tord le cou.

    Verlaine condamne-t-il absolument la rime ? Il ne semble pas. Ce qu'il condamne, c'est la rime trop recherchée, trop appuyée. Il dit que la rime « sonne creux et faux », mais, attention, seulement « sous la lime », c'est-à-dire si on la travaille de trop. Ce que Verlaine veut, c'est, comme il le dit, la « rime assagie », ramenée à sa véritable importance. La preuve qu'il ne condamne pas la rime purement et simplement, c'est que son Art poétique est rimé, et bien rimé. Il s'agit de rimes embrassées a b b a ; l'alternance traditionnelle des rimes masculines et féminines est même respectée.

 

 

  • En ce qui concerne Verlaine lui-même, son Art poétique exprime une tendance réelle et constante, c'est-à-dire son idéal du vers très musical, à condition qu'il s'agisse d'une musique discrète, subtile, complexe. Du point de vue de l'art de Verlaine, son Art poétique est d'ailleurs incomplet. Il ne donne pas toute la recette, si l'on peut dire. Il ne parle pas de la structure du vers verlainien. Or, ce point est très important. Verlaine, reprenant les efforts de certains romantiques, et en particulier de Victor Hugo, a assoupli au maximum le rythme du vers français. L'emploi des vers impairs ne représente qu un aspect de cette question. Le déplacement de la césure, l'emploi de deux ou de plusieurs césures, le rejet, l'enjambement, la liberté de la syntaxe, tous ces procédés contribuent très largement à donner sa physionomie au vers de Verlaine. Ce sont eux qui ont fait de ce dernier un chef de file, un poète admiré, écouté, imité. Verlaine est cependant resté fidèle au vers rimé. Il a repoussé le vers libre de Gustave Kahn (encore un Messin !) et de ses émules.
    L'Art poétique, composé en 1874, ne fut publié pour la première fois que le 10 novembre 1882, dans la revue Paris Moderne. Il fit du bruit et fut très discuté. Beaucoup de lecteurs de Verlaine ont accordé une importance excessive à l'attaque contre la rime, de sorte que le poète éprouva le besoin de s'expliquer sur ce point. Il écrivit, par exemple, dans la revue La Nouvelle Rive Gauche, en
    décembre 1882, les lignes suivantes, claires et nettes :
    « Je m'honore trop d'avoir été le plus humble de ces Parnassiens tant discutés aujourd'hui pour jamais renier la nécessité de la Rime dans le vers français, où elle supplée de son mieux au
    défaut du Nombre grec, latin, allemand, même anglais. » Verlaine tient donc la rime pour indispensable au vers français.

  • L'Art poétique de Verlaine a été lu et admiré aussi par des poètes étrangers. Je me bornerai à citer les poètes de langue allemande Stefan George et Hugo von Hofmannsthal. George a personnellement connu les poètes symbolistes français et en particulier Verlaine. Il a profondément admiré les Romances sans paroles qui sont en somme une application de la doctrine de Y Art poétique. Quant à Hofmannsthal, il a fourni de Y Art poétique de Verlaine
    une traduction admirable de fidélité et de bonheur.
    C'est dire que cet Art poétique, dans lequel son auteur, en 1890, ne voulait plus voir qu'une « chanson », reste un des textes les plus importants de cette magnifique période de la littérature française qui a non seulement renouvelé la poésie française, mais qui a contribué encore au renouvellement de la poésie de deux ou trois pays européens : l'Allemagne, l'Autriche et l'Angleterre.

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